Niblock est un des minimalistes de la « grande
époque » des années 70. Venant de l’art plastique, fasciné par le
mouvement permanent, réduisant comme Reich et ses copains la composition
musicale à des processus, il demande au musicien de jouer telle hauteur, telle
autre, calculant les harmoniques qui seront produites à fort volume de la
conjonction de ces différentes fréquences. Il laisse le reste à l’acoustique de
la salle, à l’emplacement du spectateur et évidemment à sa subjectivité, et
c’est là où ça devient intéressant. C’est impossible de raconter une œuvre de
Niblock, personne n’y percevra les mêmes choses, il n’y a pas de narration, de
mélodie, de rythme… C’est de la musique absolument « non
manipulatrice »[1].
Je la connaissais donc assez bien, ayant même fait une
petite analyse d’une pièce assez ancienne pour mon mémoire, A Trombone Piece. Mais à mon grand
regret, ma situation d’écoute a toujours
été un peu parcellaire, devant écouter ses oeuvres sur mes pauvres enceintes
pas trop fort, voire pire, au casque, ce qui est à l’encontre de ce que veut
Niblock. Je me sentais toujours un peu traître, et à l’annonce du concert, je
savais que j’allais enfin voir LE Niblock avec son système de diffusion et ses
films.
Donc. J’arrive à Pompidou, grande salle du bas, j’entre sans
faire de mondanités (j’avoue j’ai regardé la faune assez vite : hipster,
art contemporain, hipster, art conteporain, hipster, hipster, un ou deux babos
égarés qui ont du se croire à un concert de Sunn O))) et qui ne sont pas restés
très longtemps… ). Niblock est déjà sur scène, derrière ses Macs, et de l’autre
côté, Toeplitz sa basse dans les mains. Les films de Movement of People Working
tournent déjà simultanément sur trois énormes écrans. Je m’assieds bien au
centre. Les lumières s’éteignent. Je souris bêtement.
Gniiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiin. Mes mains se crispent sur les
accoudoirs.
Le volume élevé est quelque chose de primordial chez
Niblock, pour mettre en valeur toutes les harmoniques aigües qui jaillissent
des notes jouées, un peu comme des nuages qui nous entourent, et qu’avec le
temps on apprécie de mieux en mieux. Les compositions sont très différentes les
unes des autres. Certaines sont pour violon, violoncelle, ou basse électrique
pour la première pièce. Les interprètes Kasper T.Toeplitz et Deborah Walker ne
joueront en direct que trois fois, une fois chacun en début de concert et tous
les deux en final au violoncelle. Les timbres sont déjà très différents,
certains plus riches que d’autres en harmoniques. Certaines pièces étaient plus
longues, certaines avaient une forme plus nette se densifiant au fur et à
mesure avant de se relâcher progressivement, d’autres soutenant la tension de
façon très insistante. Certaines pièces
jouaient énormément sur les aigus, une particulièrement, qui a fait fuir
quelques personnes, était très stridente dès le début, tandis que d’autres
étaient très « resserrées » dans leur spectre de hauteurs, et
d’autres encore étaient dans un registre grave, pauvre en harmoniques aigües
qui ne faisaient qu’ « enrober » le bloc de bourdons, contrairement
à des pièces qui étaient de véritables cathédrales, où on ne savait pus quel
bourdon suivre.
Les films de Niblock Movement of People Working (visibles en
partie ici http://www.ubu.com/film/niblock_movement.html),
sont le résultat d’un immense travail de recherche depuis les années 70 jusqu’à
2010. Des heures d’images de travailleurs de pays surtout étrangers, africains,
sud-américains, indiens, japonais, suédois, travaillant de leurs mains ou de
leurs outils, potiers, bouchers, tisserands, pêcheurs, marins… Des plans très
larges (des magnifiques vues sur des grandes étendues parfois, des déserts ou
une barque sur un fleuve par exemple) ou des plans resserrés sur les mains des
travailleurs. Au delà de l’aspect de documentaire, Niblock donne à voir aussi
des gammes de couleurs très variées allant d’une surexposition noir et blanc à
des couleurs très douces. Les métiers aussi sont montrés dans leur diversité,
de l’industrie ou de l’artisanat, polluant ou non, cruel ou respectueux envers
la nature, et aucun parti-pris ne semble avoir été fait de ce côté-là. Avec le
temps, on se prend aussi à ne plus regarder en détail, mais à se laisser porter
par les mouvements[2].
L’évènement durait trois heures, ce qui peut être
handicapant pour certains dans la salle qui semblaient avoir une vie trépidante
à partir de 21h, mais pour moi c’était exactement ce qu’il fallait pour que je
m’adapte, que je trouve un rythme d’écoute. En effet, le plus dur, comme vous
l’aurez compris, était de se concentrer, de rester tranquille, car ces
saloperies de manifestation de ton égo que sont les pensées un peu égoïstes du
style « ah je dois pas oublier de sortir la poubelle en rentrant »,
qui tuent ton concert, vont FORCEMENT arriver, ne nous le cachons pas. En
contrôlant un peu plus sa respiration, comme en méditation, on arrive à avoir
plus de recul et être plus actif dans l’écoute, à savoir choisir ce qu’on va
suivre, se frayer un chemin dans ces labyrinthes d’ondes.
Mais l’effort vaut le coup, tant Niblock nous donne à
entendre des œuvres riches, physiques, impressionnantes, toujours radicales et
exigeantes, surtout à notre époque où on tente encore plus de rentabiliser
notre temps, de le meubler, le remplir ras la gueule sans plus prendre le temps
de réfléchir, respirer, s’ennuyer même. Les vibrations étaient parfois si
fortes qu’elles faisaient trembler les murs, les fauteuils et même mon crâne. A
un moment, c’était tellement puissant que je n’espérais qu’une chose, que ma
carcasse explose en morceaux sous la pression, que tout mon être s’échappe et devienne
une onde sinusoïdale pour rejoindre les autres…
Les petits bonus assez drôles : Niblock qui prend en
photo ses musiciens en train de jouer en douce. Tom Johnson qui interpelle son
vieil ami et descend le voir sur scène après le concert.
Quelques légers défauts, malgré tout : Toeplitz, sur sa
basse, a fait entendre un léger « clic » au milieu d’un bourdon, et
celui-ci ayant été joué en boucle quelques temps, on y a eu droit plusieurs
fois… Un autre problème lié à mon avis à l’équipe technique du Centre, réglé au
bout d’un moment, était l’écran central qui est devenu très sombre en milieu de
concert.
[1] Je vous
renvoie d’ailleurs à l’article de Tom Johnson « Shredding the climax
carrot » dans son recueil The Voice of New Music, disponible librement ici en pdf :http://tvonm.editions75.com/
[2] Cet
objectif semble très clair, trois écrans postant simultanément trois films
différents non synchronisés les uns aux autres ou à la musique…