mardi 3 mars 2015

Ecouter Morton Feldman le matin

« En mettant la « bête sauvage » dans une cage, tout ce que nous gardons, c’est un spécimen sur la vie sur lequel nous avons maintenant un contrôle absolu. Tant de choses que nous appelons art sont faites de la même façon…, comme on rassemblerait des animaux exotiques dans un zoo. »

Ecouter Morton Feldman le matin, c’est un peu comme si… comme si au lever notre chambre se retrouvait englobée dans un brouillard à la fois pâteux et gazeux, un peu transparent, qui évolue lentement d’un état à l’autre sans qu’on s’en rende compte.

Ton esprit embué ne comprend pas trop ce qui se passe. Ça évolue tout en donnant l’impression que non, le temps n’est plus quadrillé bien gentiment, mais a l’air juste…bourré. C’est ça, il a l’air de tituber, de s’appuyer sur ce qu’il peut, un réverbère, un panneau, l’épaule du voisin… Alors oui, il y a des phases : des fois il marche plus facilement que d’autres, des fois il rampe à moitié, il boîte, ou il fait un bout de chemin traîné par une fille qu’il connaît pas… Le temps chez Feldman a l’air, au premier abord, sacrément à côté de la plaque, comparé à celui que tu côtoies tous les jours, quand tu prends les transports, que tu vas acheter le pain, ce temps qui marche à vitesse bien régulière, bien cadrée, gauche droite gauche droite, comme un pantin.

J’ai bien dit « au premier abord », au final, écoute les oiseaux, écoute le vent. Ils se mettent d’accord au préalable pour la métrique? Et les voitures qui passent dans ta rue ? Elles font exprès de sonner toutes pareil et légèrement différent à chaque fois, et de créer des déphasages entre elles ? La tuyauterie de ton appartement, les enfants qui crient, les portes qui claquent, pareil, ils font un décompte avant de commencer ? Qui a décrété que le temps, c’était une grille de sudoku à remplir ? Qu’on ne pouvait pas laisser résonner les choses au plus profond de notre être, essayer de comprendre le temps, plutôt que de le mettre en cage ? Maudissons celui qui a crée les milisecondes, qui tient le chrono ou qui a proposé aux ouvriers de pointer à heure fixe ! Feldman propose une expérience du temps qui s’approche le plus du réel, à côté duquel l’horloge du métro automatisé ou ton ordinateur n’en sont plus qu’une caricature.


Ta journée commence à peine, donc, que tu es entouré par un brouillard, par cette matière qui évolue sans vraiment évoluer. Tu sais que ce qui se passe le matin va forcément influer sur tes perceptions jusqu’au soir. Et cette matière te suivra de loin toute la journée. Et cette matière, elle brille quand tu regardes bien, les lumières qui passent au travers sont à la fois filtrées par la matière, et magnifiées. Les ombrages, les couleurs, les particules flottant dans l’air comme la poussière un après-midi d’été. Tout autour de toi a l’air merveilleusement différent, transfiguré, alors que c’est la même chose. Cette matière transfigure tes perceptions. C’est toujours un peu le bordel mais tu arrives à redécouvrir ton chez toi, et à l’aimer. A redécouvrir tes instants, et à les aimer.

La musique de Feldman, dans l’impression qu’elle donne à l’auditeur, libère les perceptions, mais est néanmoins extrêmement rigoureuse dans sa construction, ses mesures. Elle peut aussi provoquer l’ennui, mais un doux ennui introspectif, un ennui où tu regardes au-delà de la matière qui t’environne toujours.  A notre époque entourée d’écrans qui façonnent tes connexions neurologiques, d’alarmes pour annoncer la fermeture des portes, de journaux qui commencent à 20h PILE pas plus pas moins, on a besoin de cet ennui face à soi, de ce temps libéré, nu. D’accueillir à nouveau notre présent, un présent permanent, en toute humilité, sans artifices, sans esthétisme hypocrite. Cet instant, là, juste en face de nous.







vendredi 27 février 2015

Dedalus/Muzzix à la Générale: "Moondog/Round the World of Sounds" 25 Février 2015 (pré-Sonic Protest)

(tu connais pas Moondog? Va voir ici tu me remercieras après))



L'an dernier, j'avais trouvé la prog du Sonic Protest dans l'ensemble très bien, j'ai un superbe souvenir du concert de Merzbow, mais aussi de Jéricho, de Mammane Sani, Zeitkratzer... (Moins aimé Brigitte Fontaine et Areski, ce soir-là, mais bon, on leur pardonne tout, ils ont fait "L'Incendie".)

Et cette année, ça s'annonce plutôt très bien, avec le film We Have an Anchor, le film de Jem Cohen, avec musique en direct de Guy Picciotto (Fugazi), Jim White (Dirty Three),et des gens de Godspeed You! Black Emperor entre autres, mais aussi The Necks, Phil Minton, Motus (Emmanuelle Parrenin de Mélusine et Pierre Bastien) mais aussi Charlemagne FUCKIN Palestine avec Mondkopf, que j'attends de pied ferme. Le Sonic Protest, rassemblant les sphères Noise, Indus, Drone, Indie, improvisée, psyché, même s'il caresse quand même pas mal les hipsters dans le sens du poil, propose toujours des choses intéressantes, et surtout qu'on entend pas souvent en concert.

Ce 25 février à la Générale, il y avait donc avant le concert sur Moondog, un documentaire de Jem Cohen, (on lui doit notamment Instrument, sur Fugazi), "Gravity Hills Newsreels: Occupy Wall Street", avec notamment des musiques de Guy Picciotto. Je vais pas m'étendre, parce que je suis loin d'être spécialiste, surtout en documentaire, mais le film s'est avéré vraiment prenant. Comme son nom l'indique, il suit le mouvement Occupy pendant quelques jours de l'année 2011, pendant plusieurs fragments, montés par journée et endroit, qui, mis bout à bout, donnent 45 minutes d'aperçu de l'ambiance des manifestations. Des instants, des bouts de trucs, pas de narration ou de fil conducteur autre que ce mouvement. Au départ, le rythme déroute un peu, avec un montage très sec, qui s'attarde peu sur des moments, aussi intéressants soient-ils.

Puis, porté par des mouvements de foules, des cris, des pancartes et slogans innombrables, des séquences plus éthérées portées par les nappes de Picciotto, les rêves de ces gens,  on sort du film un peu plus confiant, se disant "pourquoi pas, là?"

Bref. là ce soir je suis venu pour les pièces de Moondog, mais aussi pour l'ensemble Dédalus, mené par Didier Aschour que j'ai rencontré pour mon mémoire. Ils ont pour principe de faire connaître des musiques exigeantes, radicales: ils sont les seuls en France à jouer le répertoire Wandelweiser, et sont dans les rares à jouer Cardew, Feldman, Tenney, Pascale Criton. Et de le faire avec respect pour le compositeur et sa pensée, comme pour ce projet, avec l'ensemble Muzzix, du Nord, où ils ont eu ce souci de ne jamais partir de la musique du compositeur, de ne pas "rêver autour de Moondog". (cf ce lien, ces bâtards de gogoles veulent pas autre chose que du Youtube... ). Ici, la lisibilité des mélodies et du contrepoint, l'amour des timbres des percussions, du jazz ou de la musique ancienne, mais aussi la générosité et l'enthousiasme ont été de mise tout le concert.

Donc le concert était un extrait du "Round the World of Sounds", suite de madrigaux composés durant les années 60 par Moondog,  agrémenté d'instrumentaux tous tirés (sauf erreur de ma part) du premier album sorti chez Columbia en 69. La construction du set était assez claire: trois madrigaux-un instrumental, pour 45 minutes de bonheur. Les madrigaux de Moondog sont des simples mélodies chantées et jouées en canon, mais souvent avec une rythmique un peu tordue (5/4, 7/8, etc...).
Le méga-ensemble composé des musiciens de Dédalus et de Muzzix regroupait des cuivres (sax, trompette, trombone), des claviers (synthé imitant épinette et harmonium, et piano), deux guitares, violoncelle, piccolo, et deux percussionnistes "à temps plein" , les autres chantant ou jouant épisodiquement une percussion.
On se retrouve donc avec une nuée de percussions différentes, de la grosse caisse frappée à la maracas, aux divers woodblocks, cymbales, clochettes, tambourins, serpents, et plein d'autres dont tu sais pas le nom. Et c'est là où ils ont été assez malins pour ne pas imiter strictement les sons très riches de instruments crées par le Viking, mais pour retranscrire l'impression qu'ils ont face à cette richesse, nous noyant de même dans ces vagues de timbres, un même percussionniste pouvant aussi changer quand il veut au sein du morceau. En cela on peut vraiment parler du "Monde de Sons", qui est le titre du cycle dont les pièces vocales sont extraites.

A cette richesse de timbres s'ajoute un enthousiasme totalement sincère, un plaisir de jouer qui sied très bien à la musique de Moondog. On se laisse totalement happer par la gamme d'émotions des morceaux: de la joie la plus simple de "Maybe", porté par une percussion tribale comme le compositeur les affectionnait, à la mélancolie du "All is Loneliness", en passant par la solennité du "Bird's Lament", pièce mettant les saxophones en avant, dédiée à Charlie Parker. On peut aussi mentionner de très bonnes idées d'arrangement, comme ce "Theme", qui dans le disque dont il est tiré, est porté par un orchestre: l'ensemble le fera introduire par la guitare sèche et l'épinette, donnant ce côté pincé aux accords saccadés, tendus écrits par Moondog, avant l'arrivée des cuivres sur le thème. Notons aussi ce final, où les cuivres ont utilisé l'espace de la Générale à un très bon escient, au-delà de la simple mise en scène: se mettant sur le balcon pour répondre aux percussions restées en bas sur la scène, ils donnent un son plus diffus, lointain à leurs appels.

J'ai passé un excellent moment: cette richesse de timbres, d'émotions, n'a en rien empiété sur la clarté, l'honnêteté de la musique de Moondog, sur la générosité et l'intelligence de ces miniatures. Dedalus et Muzzix ont réussi à lui redonner l'espace d'une soirée, une belle vie.

Des vidéos ici, pour vous faire une idée!

mardi 20 janvier 2015

Qu'est-ce que j'écoute, là?

Acid Mothers Temple et Rosina de Peira: Live in Tolosa:
Ce double album live enregistré au Café Toulouse le 15 Novembre 2012, ne surprendra pas les fans des chevelus japonais. Riffs répétés à l'infini, bruits, tu fonces à cent à l'heure sur l'autoroute qui te mène à l'usine Haribo en feu. Rosina de Peira, grande chanteuse du répertoire occitan, apparaît malheureusement trop peu sur les quatre faces, et surtout a capella en début de morceau, pour annoncer des thèmes que les gars vont pourrir ensuite à coup de fuzz, de iouuuuuuuuuu aux synthés et de larsens dans des envolées de dix à 20 minutes. Avec beaucoup d'enthousiasme, elle apprendra au public une berceuse occitane, et il se peut aussi que d'autres moments du concert n'aient pas été gardés. On reconnaîtra le thème La Novia (enregistré en 1995 dans l'album du même nom par les japonais),qui ouvre le concert, entamé par Rosina, accompagnée par un peu polyphonie et de chant diphonique avant que l'apocalypse ne s'abatte sur nous, pauvres mortels.
Je trouve que c'est un très bon disque live, dans le sens où il donne envie à l'auditeur d'être là, au concert, à crier dans le public. ça pète de partout, on ne peut pas nier l'implication et la furie des AMT! Mais il y a néanmoins certains défauts accentués par l'écoute domestique, coupée du concert, qu'on a d'un disque : le chant parfois faux des japonais, légers pains, malgré leur enthousiasme, ou un zozo dans le public qui crie son plus beau "alleeeeeez!!!" pendant un passage relativement calme.

Simeon Ten Holt-Canto Ostinato:



Un compositeur hollandais né en 1923, qui a étudié en France avec Darius Milhaud et Arthur Honegger, mais a aussi été très préoccupé par la philosophie. Avant de se lancer dans le minimalisme, il a eu deux parties decarrière que je ne connais pour ainsi dire pas, mais à partir de la fin des années 70, il utilise ce langage très axé sur la répétition, la tonalité, et ses partitions ouvertes. La composition la plus connue, Canto Ostinato (1976-1979) pour un ou plusieurs claviers, propose une partition dans laquelle l'interprète doit piocher une grande partie de la musique. L'oeuvre est donc écrite avec une grande précision, comme d'autres de cette période, Lemniscaat et Incantatie IV, qui demandent une concentration extrême de le ou les interprètes ainsi qu'un long travail en amont, décuplé s'ils sont plusieurs. C'est très mélodique, répétitif malgré toute la richesse que permet la composition. Jongler avec les différentes interprétations peut aussi être très intéressant, mais il faut avoir la patience d'écouter les heures successives. Mais, me diriez-vous, si on écoute ces musiques-là, c'est bien quelque part parce qu'on est patient?

« Mes compositions prennent forme sans plan prédéterminé et son, comme si c’était le reflet d’une quête pour un but inconnu. Un grand don de temps, de patience et de discipline sont les pré-requis pour faire un code (génétique) productif, qui détermine éventuellement la forme, la structure, la longueur, l’instrumentation etc. Un tel procédé est laborieux, car la perception de ce code générateur est constamment troublé par les visions humaines à court terme et égocentriques, et il est dépendant de moments de clarté et de vitalité. Et puis enfin, la mer lave et polit, le temps se cristallise. »

Une vidéo d'une version de trois heures, particulièrement belle:

Lisa Germano-Happiness
C'est un peu cliché, c'est vrai, mais en ces moments de trouble, c'est bien d'avoir un peu de douceur, de sensibilité... Lisa Germano a joué du violon pendant quelques temps pour les Simple Minds, et s'est lancé dans l'aventure solo avec pas mal de succès, notamment dans cet album et le suivant, Geek the Girl, tous deux sortis chez 4Motherfuckin'AD. On est dans une pop-folk étherée, douce, mais ambitieuse, avec des belles idées d'arrangements, une tracklist cohérente (plein de petits passages instrumentaux bourdonnants parsemés dans l'album). Les textes sont simples, mais sonnent juste (Bad Attitude, Happinness) mais ne sont pas hurlés à la face du monde comme chez Cocteau Twins ou Kate Bush, mais plutôt comme dans l'intimité d'un moment, une confidence lucide et un peu moqueuse entre deux banalités hypocrites.